Affaire CNEWS : pluralisme contre liberté ?

A propos de l’arrêt du CE du 13 février 2024 (RSF /ARCOM)

Dans cette affaire[1], l’association Reporters sans frontières (RSF) demandait au Conseil d’Etat d’annuler la décision de l’ARCOM[2] laquelle a refusé de mettre en demeure la chaine d’information CNEWS pour non-respect de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information[3].

Sur la question du pluralisme, le Conseil d’Etat annule la décision de l’ARCOM vis-à-vis de CNEWS en considérant que cette dernière s’est bornée à apprécier le respect du pluralisme au seul regard du temps d’antenne accordé aux « personnalités politiques », et non de l’ensemble des « participants » aux programmes diffusés.

Ces « participants » ne sont pas définis par l’arrêt du Conseil d’Etat (CE). Son communiqué de presse indique qu’il s’agit des « chroniqueurs, animateurs et invités »[4].

Autrement dit pour le Conseil d’Etat, l’obligation de pluralisme doit être examinée non seulement au regard du temps de parole des « personnalités politiques » mais aussi de ces « participants ».

Ce qui peut s’analyser d’un point de vue juridique comme une nouvelle forme de limite, d’ingérence dans la liberté des médias.

Le Conseil d’Etat fonde sa décision sur les articles 1, 3-1 et 13 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication[5].

Ces articles posent une obligation générale pour l’ARCOM de garantir le respect du pluralisme de l’information, des programmes, des courants de pensée et d’opinion.

Ils ne prévoient pas de façon expresse la limitation du respect du pluralisme aux seules « personnalités politiques ».

L’article 13 alinéa 2 de la loi ne fait en effet référence qu’à une obligation pour les chaînes de transmettre à l’ARCOM leur temps d’intervention.

Néanmoins la délibération du CSA (devenue l’ARCOM) de 2017 relative au principe du pluralisme politique est claire : elle ne fait référence qu’au temps de parole des personnalités politiques[6].

Quant à la délibération du CSA de 2018 sur laquelle se fonde également le CE, elle est plus large : Elle inclut « les journalistes, présentateurs, animateurs ou collaborateurs d’antenne »[7].

Toutefois ces derniers participants ne sont visés qu’au sujet du principe de l’honnêteté de l’information, et non du pluralisme.

Concernant la convention de 2019 liant CNEWS au CSA, sur la question du pluralisme, elle renvoie à la délibération de 2017, et non de 2018[8].  

Face à ce manque de clarté, on peut s’interroger sur la conformité même de notre droit, et de son interprétation par le Conseil d’Etat, à l’article 10 de la CEDH[9] relatif à la liberté d’expression.

Dans son recours, l’association Reporters sans frontières (RSF) a justement demandé au Conseil d’Etat d’examiner la conformité de notre droit à cet article 10. La haute juridiction administrative a alors considéré que les dispositions susvisées de la loi de 1986 étaient suffisantes à garantir le pluralisme des médias.

Mais la jurisprudence de la CEDH exige d’examiner la conformité d’une limite à la liberté d’expression, comme c’est le cas pour le pluralisme dans les médias, sur la base de 3 critères d’appréciation :

  • Légalité : la limite doit être prévue par la loi
  • Légitimité : la limite doit poursuivre un but légitime
  • Nécessité : la limite doit être proportionnelle au but légitime poursuivi

Or ni les articles susvisés de la loi de 1986, ni les délibérations du CSA, ni la convention liant CNEWS au CSA, ni la jurisprudence, ne prévoient que le pluralisme interne doive être examiné au regard du temps de parole des « participants » aux programmes diffusés.

L’interprétation effectuée par le CE est donc nouvelle. Il n’est donc pas sûr que le premier critère de légalité, en ce compris de prévisibilité, puisse être considéré comme rempli.

Concernant la légitimité du but poursuivi par cette ingérence dans un média, elle apparaît discutable : A-t-elle pour but de renforcer le pluralisme ou, de restreindre, pour ne pas dire censurer de façon masquée, un média dont la ligne est distincte de celle du pouvoir établi ?

A l’heure de la télévision numérique, on s’interroge enfin sur la nécessité d’une telle nouvelle obligation : En 1986, au moment de l’adoption de la loi, il n’existait que 6 chaînes nationales[10]. Aujourd’hui, il en existe plus de 30[11], dont 4 chaînes d’information en continu : France Info, BFMTV, LCI et CNEWS.

Or selon la CEDH, il convient de tenir compte non seulement du pluralisme interne mais aussi du pluralisme externe :

« Aucune des deux dimensions du pluralisme – interne et externe – ne doit être considérée séparément de l’autre. Elles doivent au contraire être envisagées ensemble, combinées l’une à l’autre. »[12]

La CEDH ajoute dans son arrêt que le manque de pluralisme interne peut être compensé par le pluralisme externe :

« Ainsi, dans le cadre d’un régime national de licences auquel sont parties prenantes un certain nombre de radiodiffuseurs assurant une couverture nationale, ce qui peut être tenu pour un manque de pluralisme interne dans les programmes proposés par un radiodiffuseur peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. »[13]

Il appartiendra ainsi à l’ARCOM de tenir compte dans son prochain examen, non seulement du pluralisme interne dans CNEWS, mais aussi de la diversité des médias externes qui lui sont concurrents, qu’ils soient privés ou publics.

Concernant ces derniers, elle devra concrètement tenir compte des courants de pensée qui y sont représentés dont ceux défendus par CNEWS.

En attendant, compte tenu de l’imprécision de la loi de 1986, et afin de renforcer la sécurité juridique des médias, il apparaît nécessaire de clarifier notre législation.

A défaut, toute décision relative à un média quant à son respect de son obligation de pluralisme risque d’être entachée de non-conformité à l’article 10 de la CEDH.

Plusieurs propositions de lois ont été annoncées au lendemain de l’arrêt du Conseil d’Etat, provenant tant de la droite que de la gauche[14].

Ce besoin de réforme est un point sur lequel tout le monde semble au moins s’accorder.

 

 

Arnaud DIMEGLIO,

Avocat à la Cour, Docteur en droit, Titulaire des mentions de spécialisation en droit du numérique, de la communication, et de la propriété intellectuelle.

Bureau principal : 8 place St. Côme, 34000 Montpellier,

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Tel : 04.99.61.04.69, Fax : 04.99.61.08.26

http://www.dimeglio-avocat.com

 

 

[1] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2024-02-13/463162

[2] L’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique

[3] Dans cette chronique nous n’aborderons pas les questions d’indépendance

[4] https://conseil-etat.fr/actualites/pluralisme-et-independance-de-l-information-l-arcom-devra-se-prononcer-a-nouveau-sur-le-respect-par-cnews-de-ses-obligations

[5] Cf l’article Pluralisme des médias, Textes fondamentaux et jurisprudence : https://dimeglio-avocat.com/pluralisme-des-medias/

[6] Délibération n° 2017-62 du 22 novembre 2017 relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision

[7] Délibération n° 2018-11 du 18 avril 2018 du Conseil supérieur de l’audiovisuel relative à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information et des programmes qui y concourent : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000036889522

[8] https://www.csa.fr/Reguler/Espace-juridique/Les-relations-de-l-Arcom-avec-les-editeurs/Convention-des-editeurs/Les-chaines-de-television-privees-hertziennes/Convention-de-la-chaine-CNEWS

[9] Convention Européenne des Droits de l’Homme

[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_t%C3%A9l%C3%A9vision_fran%C3%A7aise

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A9vision_num%C3%A9rique_terrestre_en_France

[12] CEDH, arrêt du 5.04.2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova : https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-216899

[13] CEDH, arrêt du 5.04.2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova

[14]

 

 

 

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